Une douce odeur de vie régnait dans le réfectoire. Le parfum d'un rassemblement heureux durant lequel les survivants oubliaient, le temps d'une soirée, le lieu dans lequel ils vivaient. Le bruit des bouchons de champagne sautant étaient un ravissement pour les oreilles, la musique un peu démodée mettait du baume au cœur, faisait danser les plus extravertis. Le bourdonnement des éclats de rire à peine dissimulés invitait à rejoindre les convives dans le bonheur.

Et pourtant, tout cela empestait. Une odeur méphitique prenait les narines de De-Anh chaque fois qu'elle posait son regard sur un petit four ou sur un verre d'alcool. Oh, elle avait envie de profiter, envie de se libérer d'un poids, de rire, de danser jusqu'au bout de la nuit. Mais elle ne le pouvait pas. N'y arrivait pas. Tout cela empestait. Cet anniversaire était une ruine, une faille dans la cale d'un bateau par laquelle s'engouffraient des eaux glaciales. Elle se sentait vide, trop réaliste pour réussir à lâcher prise. Son optimisme l'agitait toujours, au fond ; et c'était parce qu'elle était ainsi qu'elle pouvait se targuer de ne s'être pas encore foutue en l'air. Cette soirée était un suicide collectif. Un brin de liberté, un souffle d'air avant de museler une nouvelle fois les chiens, de les forcer à marcher en laisse en les menaçant de coups de bâtons s'ils n'étaient pas sagement obéissants à l'avenir. Le pot de vaseline qu'on agitait avant une sodomie avec du gravier, du verre pilé et du gros sel. File droit et ferme ta gueule.

Les règles venaient de se faire proprement envoyer paître. L'outsider les connaissait par cœur à force de se les entendre répéter et de les lire sur chaque mur de chaque couloir. Couvre-feu, pas de violence, pas d'irrespect, pas d'arme, pas d'animaux, pas d'alcool, pas de drogue, pas de cigarette ailleurs que dans le sas, pas de sexe. Pas de vie, en somme. Rangée dans son petit compartiment, la jeune femme avait parfois la sensation révoltante d'être une bête élevée en batterie qu'on privait de ses droits à exister et à profiter de son existence. Elle était humaine. Elle avait des envies, des besoins. Si la Nature lui avait imposé de ne plus pouvoir profiter du soleil ou de l'air pur comme elle le faisait avant, se voir contrainte de suivre le règlement dicté par des dirigeants pédants ne lui plaisait que peu. Il fallait l'avouer : plus con, ça n'existait pas.
Enfermer quelques centaines d'individus dans un complexe souterrain où le temps s'oublie était déjà bien assez difficile. Priver les hommes et femmes de leurs petits plaisirs simples, c'était se tirer une balle dans le pied. Si De-Anh pouvait comprendre le but premier de la plupart des lois appliquées dans le bunker, elle constatait également les dégâts de plusieurs d'entre elles. La survie, la survie. À quel prix ? Quel intérêt à continuer si l'outsider revenu sain et sauf ne pouvait trinquer avec ses compagnons au succès d'une mission parfaitement réussie ? Si le fumeur compulsif avait constamment à faire des pieds et des mains pour obtenir sa bouffée de nicotine dont il ne pouvait profiter que dans un espace restreint ? Si le couple marié depuis peu n'avait même pas le droit de jouir de son union en bonne et due forme ?  

Elle passa une de ses longues mèches noires derrière son oreille droite. Il ne fallut pas plus de dix secondes pour que ses cheveux s'amusent à quitter la position qu'elle leur avait imposée pour retourner chatouiller sa tempe et le début de sa pommette dextre. La métisse damna ses origines autant que la bêtise qu'elle avait eu d'oublier ses élastiques dans le compartiment vingt-cinq avant d'en claquer la porte. Elle attrapa à la volée ce qui semblait être un canapé fourré à la viande et croqua cet échantillon. Ses papilles ne lui renvoyèrent rien. La nourriture devait être bonne, mais elle lui paraissait fade. Ce soir, chaque chose sur laquelle les yeux de De-Anh se posait avait une saveur terne et des couleurs mornes. Les lumières et lasers qui piquaient ses yeux étaient loin de l'enchanter. Pourtant, elle avait aimé leur rayonnement par le passé. Danser, s'amuser, manger, se saouler, danser encore, lui plaisaient avant. Tout cela lui plairait après, lorsque l'humanité se serait reconstruite.

Pour le moment De-Anh ne voyait qu'une illusion comique. Cette mascarade l’écœurait. Elle imaginait sans mal le dur retour à la réalité du lendemain matin, lorsque tous se réveilleraient avec une gueule de bois du diable. Ils viendraient se plaindre en salles de soins, demanderaient de quoi faire passer la migraine. Les plus stupides de ses collègues leur donneraient à coup sûr des barbituriques pour soulager le mal. Les stocks se réduiraient encore. Et pour soigner leur liberté à peine retrouvée, et déjà arrachée, quel remède ?

Il n'avait pas dû penser à ça, le président. Confortablement logé dans sa tour d'ivoire, sa chambre tout confort. Il ignorait la vie des petites gens, quand bien même ils s'agitaient sous son nez comme autant de fous dans la cour d'un roi. Il devait être fier, Garry Chester, devait fanfaronner, trop heureux de son année gagnée. De-Anh ne l'avait pas encore aperçu, mais elle pouvait sentir son ego surdimensionné rôder dans le réfectoire comme un charognard. Il devait être heureux, d'offrir cela à son peuple. Quel beau prince, de l'abreuver de boissons de qualité, de le nourrir d'une viande à laquelle il n'était plus habitué. La viande était l'une des premières denrées qui avait manqué dans les cuisines ; le régime végétarien s'était imposé, le transit intestinal s'était fait à cela. La viande était devenue un poison causant plus de diarrhées que d'émerveillement du palais.

L'ancienne chirurgienne était énervée. Elle sentait l'acharnement qu'on mettait à la forcer, en cette belle soirée d'anniversaire, à briser ses résistances pour la faire entrer dans un moule. Le conditionnement planait sur sa tête comme une épée de Damoclès. Un peu plus, et elle avait l'impression qu'on la prenait à sec. Serre les dents, serre les poings. Ça va passer. Ça passe toujours.

Des bras la sortirent de ses idées noires. Elle en connaissait l'odeur, l'étreinte, la chaleur. De-Anh se laissa faire, docile, profitant de ce bref contact humain pour chasser le flot de pensées révolutionnaires qui la prenait par vagues depuis le début des festivités. Ses doigts se refermèrent automatiquement sur le petit bout de papier que Wayne lui avait confié. Elle joua le jeu, se blottit quelques secondes contre son leadeur le temps de déplier la petite note et d'en lire le contenu malgré l'absence de lumière fixe. L'ancienne chirurgienne froissa le mot avant de le glisser subtilement dans la poche de son gilet trop grand pour elle. L'ancienne chirurgienne s'éloigna de quelques pas pour revenir par la suite vers le marine. Elle lui tendit l'un des verres qu'elle était partie leur chercher : de l'eau-de-vie, à vue de nez.

« Tiens, prends donc un remontant. T'as pas l'air bien. T'es sûr que ça va ? s'inquiéta-t-elle, bonne actrice. »