De-Anh mordillait de ses incisives le petit bouton au bout du stylo-bille qu'elle faisait pivoter entre ses doigts. Ce tic largement répandu chez les hommes et femmes trahissait chez elle d'une réflexion mécanique. Elle effectuait sa tâche sans réellement y songer, concentrée sur d'autres pensées bien plus importantes dans l'instant. Le charabia des noms de médicaments défilaient sous les yeux de l'outsider qui eut une petite moue en constatant l'absence d'un codéiné fort utile. La métisse relâcha son bic pour pointer et compter les boîtes et tubes de gélules en tous genres. Ses lèvres muettes articulaient silencieusement les nombres qu'elle rapportait. Un soupir las, et elle griffonna quelques mots sur un calepin déjà bien rempli.
Les salles de soins étaient désuètes, les lieux paraissaient vétustes en comparaison aux hôpitaux qu'elle avait connu tant à Baltimore qu'à New York. L'équipement semblait venir tout droit d'un mauvais film russe d'après-guerre. Et en parlant de cela, le manque de matériel se faisait cruellement ressentir. C'était ironique : on avait construit un bunker pour sauver les gens, mais on ne l'avait pas équipé en connaissance de cause. Non, ce n'était pas ironique. C'était con. Être en vie était déjà une bonne chose pour la plupart. Rester en vie … devenait plus compliqué entre ces murs. Un petit os fissuré ou un malheureux panaris au doigt pouvait prendre des proportions monumentales et se transformer en une mer à boire. Autant dire que la situation ne rassurait en rien l'ancienne chirurgienne qui faisait malgré tout en dépit du confort dans lequel elle avait toujours travaillé avant le cataclysme. L'escouade India ne tarderait plus à remonter à la surface – si Dieu et les hauts-gradés le permettaient. Elle craignait qu'un de ses équipiers ne soit victime d'un accident qu'elle ne pourrait pas gérer au dehors, et qu'ils seraient bien incapables de traiter au Bunker. L'idée de partir en mission sans sécurité la révoltait. Mais la cruelle réalité qui s'imposait lorsqu'on entrait dans les salles opératoires du premier niveau lui faisait comprendre qu'elle n'avait de toute manière aucun autre choix. Aussi acceptait-elle en serrant les poings que personne ne serait en mesure de fixer l'un des Indians si un malheur devait arriver. Elle s'était déjà plainte, avait déjà rabattu les oreilles d'un haut-gradé à ce sujet, poussé sa gueulante même. En vain.
Par chance – pour elle, non pour les autres –, têtue comme elle l'était, De-Anh n'avait pas encore dit son dernier mot. Il était bien loin le jour où elle abandonnerait l'idée de voir le Bunker s'équiper correctement en matière de médical. Plus les survivants arrivaient, plus le besoin se faisait ressentir. Et pourtant il lui semblait par moment être l'une des seules à se rendre compte de cela. Wayne était dans son cas, et évidemment, Lynn l'était également. Il fallait préciser que cette dernière était l'une des plus touchées. Un chirurgien ne pouvait officier sans matériel adéquat, il n'était jamais qu'un chirurgien, non un faiseur de miracle.
La médecin sortit de la réserve, calepin sous le bras, mains dans les poches de sa blouse. Une petite couture semblait se défaire dans celle de droite, et De-Anh ne pouvait s'empêcher de jouer avec. À ce rythme, elle risquait bien de faire craquer le tout. Ses pas la menèrent jusqu'à un petit bureau coincé entre deux salles de soins. Elle frappa sobrement avant d'ouvrir la porte. La jeune femme passa la tête pour vérifier qu'elle n'interrompait pas une conversation quelconque. Ses orbes sombres rencontrèrent le bleu des prunelles de Lynn.
« Hey ! Je te dérange pas ? Je viens de faire le tour de la réserve, j'ai noté ce qu'il nous manquait, ce qui risquait de manquer sous peu. Je donnerai la liste à la prochaine escouade qui remontera, avec un peu de chance j'en ferai partie. M'enfin ... »
De-Anh entra finalement et referma derrière elle. Elle fit quelques pas en avant.
« Il faut que tu me files un coup de main pour faire pression sur les hauts-gradés. Je voudrais lancer une expédition dans l'hôpital de Twenty One pour essayer de choper du matos. Le problème c'est que je me suis fait envoyer proprement chier la dernière fois que j'ai eu le malheur d'amener le sujet. Tu comprends, en tant que medic ce que je dis ne vaut visiblement rien, lâcha-t-elle dans un rictus. J'ai besoin que tu me fasses une liste du matériel qu'il te manque en salle d'op'. Je peux pas sortir du Bunker en sachant que les gars qui sont dans mon escouade risquent d'y passer parce qu'il y a pas ce qu'il faut pour les remettre sur pieds ici s'il leur arrive une couille. »
Elle savait parfaitement qu'ils seraient dans l'incapacité de ramener un tunnel et une table d'IRM ou de scanner, pas sans véhicule – et ce sujet serait aussi à aborder un jour ou l'autre. Mais s'ils pouvaient déjà fouiller l'hôpital pour rapporter de quoi faire des endoscopies, du matériel stérile, de nouveaux bistouris électriques, pourquoi par une ou deux unités de cryochirurgie, des moniteurs ne datant pas de Mathusalem ...
« Le bloc ressemble à rien. Il faut qu'on équipe les salles ... »
De-Anh disait cela comme si elle comptait opérer elle-même, ses vieux réflexes de chirurgienne lui revenant au galop.