Fatigue. Morne et insupportable fatigue. De-Anh se frotta les yeux, tentant du mieux qu'elle le put de se les remettre en face des trous. La nuit qu'elle avait passé à vagabonder à gauche à droite dans le bunker en espérant ne pas se faire prendre par les gardes qui veillaient au couvre-feu comme des dragons sur leur trésor l'avait épuisé. Sa sclère rougie et les valises qui faisaient office de cernes pouvaient difficilement prouver le contraire.
C'était chose courante parmi les survivants du bunker de ne pas arriver à trouver le sommeil. L'absence de lumière du jour détraquait les repères. Ils réfléchissaient trop, ou parfois pas assez. Et bien souvent, ils réfléchissaient à ce qui avait pu les mener jusqu'ici, quels fautifs étaient donc à crucifier. En temps de crise, les hommes cherchaient constamment un coupable à blâmer. C'était bien plus facile de lyncher une personne que d'affronter la réalité en face. On en oubliait quasiment qu'il fallait se serrer les coudes pour survivre. Les discordes ne menaient à rien. La vie sous terre était déjà suffisamment compliquée pour qu'on ne veuille y ajouter des disputes futiles qui entamaient le moral des troupes.

Dans cette connerie, l'humanité entière était coupable. De-Anh, son voisin, cet homme qu'elle venait de croiser dans le couloir, comme les générations précédentes. Le cataclysme était la triste résultante d'une succession de mauvais choix et d'un manque cruel d'organisation. Et cela valait aussi bien pour les catastrophes gentiment sponsorisées par Mère Nature et son gros doigt que pour le gaz qui recouvrait la surface de la planète.

De-Anh tira sur les manches de son pull, dont la laine grise commençait à tirer la gueule et les mailles à se détendre, afin de recouvrir ses mains jusqu'aux premières phalanges. Il faisait froid lorsqu'on était fatigué ; et frileuse comme elle l'était, elle ressentait cela au centuple. Aussi la multiplication des couches de vêtements semblait-elle toute indiquée. La métisse terminait de s'attacher les cheveux en une tresse lâche lorsqu'elle franchit enfin les portes du réfectoire. Elle chercha un instant la tignasse rousse qu'elle était venue rencontrer, persuadée de la trouver ici à cette heure de la journée. Bingo !
Avant d'aller importuner la mécanicienne, l'ancienne chirurgienne fit une halte aux comptoirs où on lui annonça que le café manquait. Sombre jour pour les habitants du bunker … Comment ferait-elle pour tenir jusqu'au coucher si elle n'avait rien pour la réveiller, là, maintenant, de suite ? De-Anh opta finalement pour un thé qu'elle prit soin de laisser infuser plus longtemps. Tant pis pour le coup de fouet immédiat, la théine ferait effet sur une période plus longue, et ce n'était pas plus mal.

Ses pas la menèrent lentement jusqu'à la table où était tranquillement assise la jeune femme qu'elle était venue rencontrer. De-Anh se laissa tomber sur le banc inconfortable en face du sien. Le froid mordant du métal passa la fine protection de son pantalon pour la faire frissonner. Elle posa devant elle le gobelet de plastique autour duquel elle tentait de se réchauffer les mains.

« Salut ! Brandi, c'est ça ? Ses lèvres s'étirèrent en un sourire vaporeux. Je suis De-Anh, la médic d'India. Wayne m'a dit que tu partais avec nous ? Je vais avoir besoin de te faire quelques examens avant ça, histoire de m'assurer que tout est en ordre chez toi. »

Elle prit une gorgée brûlante. Ses sourcils se froncèrent lorsque les éclats de voix d'une conversation animée à deux mètres d'elles lui parvinrent. Elle tourna la tête vers le groupe d'hommes occupé à se prendre le bec comme des collégiennes. Un soupir las franchit ses lèvres alors qu'elle reportait son attention sur son interlocutrice.

« Je me demande bien à quoi ça va leur servir de se disputer pour ça. C'est stérile, souffla-t-elle blasée. »

Au fond, elle en avait plus que ras-le-cul des engueulades plus futiles les unes que les autres. Peu lui importait de connaître à court terme l'identité des personnes ayant causé ce cataclysme. Elle se fichait bien de savoir quelle nation blâmer et quelle théorie du complot sonnait mieux à ses oreilles. Tout ce qu'elle voyait, pour les semaines à venir, c'était les tâches à accomplir dans ce cercueil qu'était le bunker. Elle se concentrait sur ce qui se passait sous terre, ce qui se passait à la surface. C'était déjà suffisamment compliqué d'essayer de réfléchir au-delà du territoire de Twenty One pour que l'envie de voir plus loin encore ne lui titille la cervelle.
Et en parlant de cervelle, la sienne commençait à la lancer. La métisse but une nouvelle gorgée qui lui brûla tout autant la langue et l’œsophage que la précédente.

« Je suis pas certaine qu'aucun examen soit réellement utile, je ne sais pas encore quand je serai capable de sortir sans être une gêne.
- C'était tout sauf une question, en réalité. »

Il n'y avait même pas eu de forme interrogative dans sa précédente phrase à son égard, c'était dire. Compte-tenu de la charge de travail qu'elle avait sur les épaules alors qu'elle n'était supposée être qu'une outsider, De-Anh préférait s'avancer pour ne pas avoir à s'éreinter en dernière minute. Elle ignorait qui de son escouade foulerait avec elle le plancher des vaches – Wayne mis à part. S'il y avait bien une chose qu'elle savait, en revanche, c'était qu'elle ne perdrait pas son temps et son énergie à dresser les bilans médicaux et sanguins des bêtes de somme qui seraient affectés à la même mission qu'elle, et ce un jour à peine avant qu'ils ne montent en surface.

« C'est la préservation de l'espèce humaine toute entière qui est menacée par la stérilité de leur dispute. Vous croyez qu'on devrait les castrer ? »

La proposition du commentateur était intéressante. Suffisamment pour dessiner un sourire sur les lèvres de De-Anh qui adressa d'un hochement de tête un salut à Wednesday, qui venait d'entrer dans la conversation.
La médecin n'eut pas le temps d'enchaîner qu'un homme passant à quelques centimètres de Brandi chuta. Manque de bol – oh c'était fin –, le malheureux s'écrasa le nez au sol, tandis que son porridge paraît continuer sa vie sur les pantalons des deux hommes qui se crêpaient le chignon comme deux donzelles entrant dans la puberté. Bon public, l'ancienne chirurgienne ne put retenir un éclat de rire qu'elle se pressa de noyer dans son thé pour éviter de s'attirer les foudres des deux opposants.

« C'est stérile, mais c'est tout à fait drôle, je trouve ! Je suppose que tu connais mon nom, Dee Wren, enchantée. »

Elle lui adressa un regard malicieux, complice, alors que son gobelet encore chaud retrouvait sa place sur la table. Les deux jeunes femmes n'eurent pas à attendre plus de cinq secondes que déjà une âme en furie au fort accent russe se pressait pour incendier la rouquine qui avait malheureusement été prise la main dans le sac.

« Et sinon, tu comptes te lever pour te mettre à mon niveau ou rester dans ta condition de rat coincé dans sa cage dépendant de ceux qui en ont la clé ? »

Un haussement de sourcil peu convaincu marqua les traits de De-Anh. Qui que cet homme était, il semblait décider à sonner les cloches d'un grand nombre de survivants présents dans la pièce. L'américano-vietnamienne soupira une nouvelle fois, déjà lassée de cet inconnu qu'elle ne pouvait présentement que détester.

Un mouvement à sa droite lui indiqua que le scientifique venait de se lever, ses affaires sous le bras. L'imiter serait une éventuelle décision probante.

« Toi ! On ne t'a pas sonné le Ruskoff ! Tes crimes ne t'ont pas suffi qu'il faut que tu en rajoutes ? 
- Sincèrement messieurs ? Est-ce qu'on ne pourrait pas enterrer une bonne fois pour toute cette petite guéguerre ridicule ? La Guerre froide est passée depuis belle lurette déjà. Là, tout ce que vous parvenez à faire, c'est vous ridiculiser ouvertement. Vous ne faites même pas avancer le débat, c'est dire à quel point cette conversation est utile. »

Elle secoua la tête, fatiguée. Pouvait-on seulement faire plus cliché ? A droite, dans le ring, l'Amerloque dont les mots semblaient tout droit sortis de la bouche de l'Oncle Sam. Dans le coin opposé, le Ruskoff aux idées pseudo-clairvoyantes digne d'un Poutine.