Brandi était déjà là à sept heures et trente minutes. Elle avait sacrifié sa douche pour arriver à manger avant la cohue monstre. Et elle n'était même pas la première de la file. Elle, elle venait de terminer son tour de garde à la salle des machines, et elle n'avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Le générateur, surtout, nécessitait un baby-sitting particulier, une attention permanente. Une fuite ratée et c'était deux litres de précieux carburant de perdu ; un écrou mal-vissé et c'était la coupure de courant instantanée. Dee s'était spécialisée dans la mécanique automobile, mais elle était diplômée en génie mécanique. Elle s'était cependant improvisée face au générateur et au filtre à air. Dans un bunker, il ne s'agissait pas de dévier de la route, de ne plus avoir de frein ; il ne s'agissait plus d'une seule vie, mais de celle de peut-être tout ce qu'il restait de l'humanité toute entière. Alors, plus qu'avec toute autre chose, il était primordial de ne jamais laisser tourner les machines seules, de ne jamais s'en remettre au destin, ou à l'innovation.

La file commençait enfin à se mettre en mouvement, et Brandi considéra finalement les trente minutes d'attente comme une petite écorchure sur le reste de sa journée. Elle pourrait aller se coucher tôt avant de retourner au Purgatoire en fin d'après-midi. Reprendre les réparations de la bête. Mais avant ça, elle avait l'intention de parler à quelqu'un.


Le plateau coincé entre ses deux mains, je patiente du mieux que je peux. Extérieurement, j'essaie d'avoir l'air calme et détachée, comme si le fait de passer une heure avant d'enfin pouvoir manger n'avait aucune importance. Intérieurement, je suis en train de bouillir, et le couvercle de la cocotte sifflante n'est pas loin de sauter en l'air. Je passe très peu de temps aux étages supérieurs, je n'en ai pas le loisir, et pas vraiment l'envie. La plupart du temps, j'agis comme lorsque j'étais petite et que j'en avais assez des invités rasoirs que mes parents recevaient souvent : je me réfugie à l'abri des gens. Et si le générateur est nettement plus bruyant que le silence de mon ancienne chambre de petite fille, l'effet est le même.

« Vous venez de marcher sur mon pied, s'exclama ma voisine de droite, en fronçant le nez.

— Désolée », répondis-je tout de go.

Mais mon ton devait être moins aimable que ce que je pensais, parce que mon voisin de gauche échangea un regard avec ma voisine de droite et haussa les sourcils en me dévisageant. L'air de dire : « laissez tomber, vous voyez bien que- » ; que quoi ? Que je suis épuisée, et qu'il se peut que j'ai trébuché, mes jambes fatiguant après tant d'heures restées debout ? Que je suis un cas désespéré, que tout le monde dans ce bunker n'a pas été parfaitement élevé ? Que, pour une fois, les torchons sales et les serviettes propres se côtoient et sont obligés de s'entraider ?

Déjà assis à sa table, privilégié parmi les privilégiés, je repère ma cible. J'attrape une pomme et le précieux gobelet plein de café, et sors enfin de la queue pour me chercher une place à ses côtés. La personne qui lui faisait face se lève, et je le vois s'éloigner vers le meuble en inox chargé de récupérer les plateaux usagés. En moins d'une seconde, je fais tomber mon propre plateau sur le morceau de table qu'il occupait et m'assied non moins brutalement devant. Je fais rouler la pomme entre mes mains avant d'ouvrir la bouche, les yeux fixés sur mon interlocuteur balafré.

« Wayne Holden. L'enfant prodige. On ne se connaît pas, Dee Wren, mécanicienne affectée au générateur », je me présente, la main tendue au-dessus de la table, attendant qu'il la prenne et me salue. « Vous vous occupez de l'escouade India, si je ne me trompe pas – et je ne me trompai pas, faisant seulement preuve d'un peu de politesse. Je n'arrive pas à coincer un haut-gradé sur mes maigres heures de repos, et je vous croise régulièrement au réfectoire à la même heure, tous les matins. Vous ferez passer le message, j'espère. »

En fait, il en valait de la survie de notre bunker. À ce rythme-là, il nous resterait une bouffée d'air frais, une ampoule  clignotante et ce serait la fin. Voire pire, le commencement de quelque chose de bien pire ; une guerre civile, pour un territoire aussi petit qu'un ensemble de pièces exiguës. Et là, ce serait l'horreur absolue. Mais personne ne semble vouloir ouvrir les yeux sur ce qui nous menace tous – par peur, par déni, par stupidité.

« Le générateur ne pourra bientôt plus continuer à assumer ses responsabilités, si rien ne change », je me mis à chuchoter. Je n'avais pas l'âme d'une révolutionnaire, seulement de quelqu'un assez concerné pour s’inquiéter. « On manque de tout, on gaspille sans réserve pour se le permettre, on court à notre perte. » La bouche sèche, j'attrape le gobelet tiède et ingurgite une lampée de caféine, petit plaisir au milieu de tant de restrictions. Je scrute rapidement le visage de Holden, l'impressionnante cicatrice qui barre la moitié de son visage et surtout, son œil gauche entaillé. J'espère pour lui qu'il m'écoute.

Holden a une tête de déterré. Je le vois se frotter les paupières, l'air de celui qui vient de se lever ; de celui qui n'a qu'une envie : se recoucher. Il retire même sa casquette. Celle qui, il croyait, aller le protéger des assauts extérieurs de bon matin. Que nenni. « Big Daddy ? » Je secoue la tête, je ne connais pas ce surnom. En tout cas, je ne connais personne par ce surnom. Personne qui réside ici. En même temps, un Big Daddy au milieu de l'Apocalypse, dans un bunker, où personne ne sait rien mais où les rumeurs se répandent en une traînée de poudre, ça n'a rien d'étonnant. Je l'imagine bien au Terrier, derrière le labo, zyeutant le moindre de nos faits et gestes. S'il a le temps pour ça, tant mieux pour lui.

« Premièrement, les pièces de rechange ne seraient qu'un pis-aller – non pas que je crache dessus, je vous ferais parvenir une liste d'une façon ou d'une autre. Le réel problème, c'est que si nous devons rester plus longtemps, je veux dire, beaucoup plus longtemps, une énergie dont nous ne contrôlons plus rien, et qu'on sait limitée en plus, n'est pas une solution. Il faut réfléchir à creuser la terre, peut-être installer des bassins, utiliser l'énergie hydroélectrique. Ou alors, chercher des panneaux solaires individuels, et faire les branchements nécessaires, ça doit bien se trouver, des panneaux solaires. »

Je tends la main vers mon gobelet, au liquide presque froid. J'avale une gorgée de café, une deuxième. Je mords dans la pomme avec agressivité. Des idées, ça ne manque à personne, et si on daignait seulement s'écouter, on s'en sortirait forcément. Nous ne pouvons pas vivre sur du temporaire. Ce dont nous avons le plus désespérément besoin, c'est d'espoir, c'est d'évolution, croire qu'on ne restera pas éternellement terrés comme des rats. Ce « foutu Générateur », c'était un de ces dieux païens que les romains avaient éradiqués, mettant en place une divinité unique. Le rassemblement, c'était la clef. N'avoir qu'un seul but commun, et ignorer les petites prières personnelles. Nous n'étions pas une race vaincue d'avance.

« Deuxièmement, en ce qui concerne le terrain, j'ignore totalement la formation que vous avez suivie, le nombre d'heures à l'entraînement pour ramener trois boulons plein de calcaire, et je n'ai pas l'intention de la découvrir. C'est auprès des machines que je suis la plus utile, et je culpabiliserais de les laisser le temps d'une mission. » Me connaissant, de toute façon, j'aurais tendance à vouloir commander tout le monde, à râler sur la perte de temps, à m'énerver contre tout et n'importe quoi.

Cependant, j'ai également l'impression que sans moi, rien n'avancera jamais. Et si je laisse le générateur sans ma surveillance, mon contrôle et qu'il y a un problème majeur ? Et si je meurs, en suivant une escouade ? Si je me trompe, qui blâmer ? Coincée entre mes principes moraux et mon instinct de survie lâche et pitoyable, je m'étouffe. « Le plus urgent, c'est le carburant. Je pense que le plus rapide serait de siphonner un camion, d'en trouver un, je veux dire. Et des bougies, on sera bientôt en rupture, faut les changer tout le temps ces saletés. De l'huile aussi, moteur, faudrait braquer une station-service en fait. »

Un ange passe.

« C'est comment, dehors ? » OK, je suis peut-être un peu intéressée.

« Big Daddy, une armoire à glace massive qui ferait peur à une porte de goulag ? Non plus sérieusement, c'est juste l'un des hauts gradés du Bunker, je lui parle de temps en temps. Je lui glisserai un mot à l'occasion. »

Brandi acquiesça en marmonnant une onomatopée quelconque. Elle se fichait pas mal de connaître le surnom des hauts gradés, alors qu'elle n'en connaissait que vaguement le nom. Elle avait quelques peines à se rappeler un prénom, mais jamais elle n'oubliait le visage. Alors comme ça, elle feuilleta son album photo interne avant de trouver quelque chose qui ressemblait à une armoire à glace massive qui ferait peur à une porte de goulag. Elle visualisa de qui il s'agissait, le responsable de la sécurité, revenu il n'y a pas très longtemps au Bunker. Un gars pas vraiment méchant, plutôt une de ces pancartes “chien méchant” cachant un mignon petit chiot. Un qui aboie mais ne mord pas.

Posément, elle laissa passer quelques minutes après son laïus interminable. Holden lui expliqua qu'une sortie à l'extérieur se résumait à une partie de roulette russe. Brandi avait jamais été très fan des jeux de hasard, elle ne faisait pas confiance à un espèce de fatum, la chose qu'on appelait le destin, la fatalité. Pour elle, ce n'était qu'une histoire de volonté. Ceux qui se plaignaient, comme si les choses iraient toujours d'une certaine façon, qu'ils n'avaient aucun contrôle sur elles, étaient des personnes qui avaient abandonné. Plutôt que de relever la barre, ils se laissaient porter ; la mécanicienne les comprenait, en un sens : il était plus facile de ne rien faire et d'observer en silence. Mais elle avait une estime d'elle-même, un principe inaliénable qu'elle ne renierait jamais. Il lui était impossible de faire confiance à la chance, à la malchance, à tous ces lieux-communs sur lesquels elle n'avait aucune prise.

Dans son monde, le hasard n'existait pas, la force qui vous poussait à droite ou à gauche sans possibilité de la contrer n'existait pas. Dans son monde, lorsque la barre n'en faisait qu'à sa tête, Brandi la changeait, reprenait la main et la direction. Elle n'irait jamais vers une destination qu'elle n'avait pas consciemment réfléchie. Alors quand elle se demanda si elle devait sortir, renoncer à passer tout son temps en salle des machines, elle pesa le pour et le contre. Qu'est-ce qui la poussait à sortir ? Le destin, ou elle-même ? Elle n'avait aucune réponse, pour l'instant. Tout était si confus dans son esprit.

« Est-ce que tu as de la Chance, Dee ? »

La jeune femme laissa tomber le trognon de pomme dans la poche ventrale de sa salopette. Elle conservait tous ses déchets organiques d'une façon ou d'une autre. Elle avait récupéré les graines et le jus d'une tomate qu'elle avait mangés il y a plus de cinq mois, lorsqu'il restait encore des produits relativement frais au garde-manger. Elle avait laissé les graines germer dans un gobelet d'eau avant de les sécher. Le plus dur, ç'avait été de récupérer de la terre. Elle avait pensé chercher du côté du sas, mais c'était trop compliqué, et les tomates sûrement immangeables à cause des produits chimiques résiduels. La terre lui était apparue comme un miracle – un des murs du quatrième était fissuré, et en creusant un peu, Brandi trouva la terre humide. Et pour celle qui refusait le destin, un Deux Ex Machina, ça n'existait pas dans la vraie vie. Non, pour elle c'était le fruit immérité d'un effort non fourni. Comment ça, de la chance ?

« Je ne joue pas avec la chance, mais je suis débrouillarde. Je n'arrive pas à croire qu'il faille se fier à quelque chose d'intangible pour survivre dehors... Je crois à l'organisation, aux plans A, B, C, autant de plans que de lettres, autant de solutions que de problèmes. Si vous êtes prêts à parer toute éventualité, je vous prie de m'accepter. On dira que c'est le début de ma formation. Un test. »

Plus que de croire à la chance, Brandi croyait aux sacrifices. Ils avaient bien tous sacrifié leur liberté pour continuer de respirer, ici, entre les quatre murs d'un bunker.

Je vide le gobelet de café d'un trait, une moue grimaçante sur le visage. Le café c'est dégueulasse, froid. Je n'arrivais jamais à finir ma tasse avant qu'elle ne refroidisse complètement, avant que l'étendue toxique ne s'impose à nous et nous force à nous enterrer dans ce bunker. Pour y boire un café que je ne parviens toujours pas à terminer avant que les dernières vapeurs chaudes ne s'en échappent. Mais finalement, boire un breuvage dégueulasse ne doit pas me déranger à ce point, si c'en devient une habitude. Si j'avais la volonté de changer cet état des choses, j'arriverais à boire l'intégralité de mon café chaud, et même brûlant. Peu importe que je doive me brûler la langue, ou si je m'étouffe un peu. J'ai le choix entre ça et boire un café dégueulasse. Si j'avais le choix entre vivre et mourir – même vivre n'importe comment –, ce serait évident. Entre mon goût pour le café et ma vie, il n'y a aucun choix possible.

Voilà où j'en suis dans mes pensées lorsque Holden les chasse d'une question anodine. À dans une heure dans la salle d'entraînement ? À dans une heure dans la salle d'entraînement. Suis-je vraiment prête à sortir ? Dans un monde où mes méthodes et mes principes peuvent être balayés d'un coup d'air radioactif ? Mais, ai-je le choix ? S'agit-il d'un café froid ? Ou de ma vie ? Si je sors, est-ce que je me sauve, ou est-ce que je pousse le tabouret qui me maintenait sur pieds, laissant la corde se tendre sur mon cou ?

Je tripote nerveusement le bout de ma manche. C'est la première fois que je suis confrontée à ce genre d'énigme. D'ordinaire, je n'ai aucun mal à savoir de quel côté se trouvent le bon choix et le mauvais choix. Mais là, je me rends compte que je n'ai jamais fait d'autre choix que pour moi-même. Petite égoïste au milieu d'une flopée d'autres individualistes, se poussant avec l'épaule en essayant de se faire une place, toujours seuls. Suis-je “gentille” ? Est-ce que j'arrive à penser au bien commun, à l'humanité, à des personnes que je n'aime pas, que je ne connais pas forcément ?

Je suis sur le point d'abandonner tout espoir, de laisser faire en parfaite nihiliste lorsque j'aperçois un couple d'adolescents, une rangée de tables plus loin. Ils ont l'air persuadé d'être parvenus à rester discrets, mais je vois l'index maladroit de l'un sur l'avant-bras de l'autre, le regard tendre dans l’œil, genoux qui se frôlent. Après tout, il reste peut-être un avenir. Et je suis incapable de laisser cet avenir sous terre, de laisser ces adolescents creuser leurs propres tombes – et les nôtres.

« Prévoir l'impossible, ça m'a tout l'air d'un plan, leader. »

Je me lève sur ces bonnes paroles. Une heure, c'est pile-poil le temps qu'il me faut pour faire une sieste.

« On se voit à la salle d'entraînement alors. »

Et je souris encore en passant les portes du réfectoire.