No light, no light in your bright blue eyes

Elle, elle était assise dans son lit. La peau ruinée et couleur de suie, comme s’il y avait eu l’hécatombe et qu’elle en était la seule rescapée. Encore les cauchemars. Toujours les cauchemars. Cette nuit-là, néanmoins, les larmes calcinaient ses cils sans couler. Sans se résigner à tomber. Elle aurait aimé qu’elles le fassent, qu’elles emmènent avec elle sa faiblesse.
Elle était comme les gosses, là, à craindre qu’un monstre ne se planque sous son pieu vide depuis des semaines. D’un œil torve, Ave couvait les autres couchettes occupées. Tout le monde dormait. Il était vraiment tard, d’un côté. Vraiment, vraiment tard. Elle aurait pu réveiller quelqu’un et raconter son histoire. Elle aurait pu, si elle avait été quelqu’un d’autre. Elle bâillait. Qu’est-ce qu’il disait, déjà, son géniteur quand elle chialait ? Ah, ouais. Regarder dans les placards. Les monstres aimaient les endroits sombres ; donc les placards étaient leur terrain de jeu préféré. Lentement, l’Outsider se glissait sur la pointe des pieds jusqu’aux renfoncements qui contenait ses affaires. Quedal. Pas un fantôme, aucun croque-mitaine. Sans un son de plus, et encore moins sans prendre le temps d’enfiler davantage que son haut d’homme – vestige d’une aventure qu’elle avait gardé, faute d’avoir pu le rendre à son propriétaire décédé la journée suivante – et un gilet long, elle s’insinuait dans les couloirs. Elle ressemblait à un serpent, lézardant avec inquiétude jusqu’au salon. Il était devenu son refuge. Là-bas, elle allumait une lampe chétive et contemplait les ombres virevolter jusqu’à ce que le jour se lève. Où jusqu’à ce qu’elle se rendorme.
Personne ne s’y rendait jamais, pas la nuit. La majorité s’usait beaucoup trop à la tâche pour avoir besoin d’autre chose que leur plumard inconfortable après le couvre-feu. C’était différent, pour elle. Le peu d’exercice et les rares missions confiées la condamnaient à voir ses capacités accumulées doucement s’émousser. Elle haïssait ce corps. Elle détestait cette chair et ces muscles qui ne travaillaient plus suffisamment. Dans un grincement d’outre-tombe, Ave s’engouffrait à l’intérieur de la pénombre emplie d’odeurs connues et réconfortantes. Caressant les fauteuils disposés, la brune se hissait sur son préféré avant de découvrir que deux prunelles luisaient dans la pénombre environnante. Ses lèvres retenaient un hurlement d’horreur – forcément, hein – pour mieux sauter de son perchoir jusqu’à toucher le mur opposé à la présence. Son cœur s’acharnait dans sa poitrine, les yeux écarquillés ; elle l’observait. Elle le scrutait, du moins elle essayait, cherchant à déterminer s’il était humain ou non. Et il l’était. Susurrant un juron (en espagnol) entre ses lèvres serrées, l’Outsider glissait lentement le long de la paroi froide du bunker jusqu’à trouver l’interrupteur de la plus faible lumière de la pièce. Juste de quoi éclairer la gueule du spectre qui venait de lui foutre une trouille bleue. Il était humain. Et elle l’avait déjà vu.

ㄧ Oh. J’vois. J’m’attendais à pire quand mon père disait que les monstres se cachaient dans l’obscurité.

Le seul monstre qu’elle devait affronter, c’était le deuil. Pas un vampire, ni même un démon. Haussant les épaules avec une pseudo-décontraction toute feinte, celle qui jouait les éclaireuses - pour le compte de quelques barges décidés à survivre alors qu’ils étaient voués à tous disparaître un jour ou l’autre – s’installa sur le dossier de l’une des banquettes. Elle n’aimait pas les canapés. Elle préférait y foutre ses pieds et poser son derrière sur la ligne dure du dossier, obligeant son adorable petit cul à se souvenir de ne jamais se laisser baiser par derrière au risque de se prendre un coup de couteau dans le dos.

No light, no light in your bright blue eyes

Il semblait à peine l’avoir vue. Elle avait croisé un regard absent, un œil vide comme elle en lisait si souvent sur sa propre gueule lorsque sa mère avait le malheur de lui lancer un miroir sous les prunelles ; juste pour lui rappeler qu’elle était une femme et qu’elle devait prendre soin d’elle. Au moins un peu. Ave était différente de sa mère. Elle était taillée pour la brutalité. Pour la nature que l’on disait réservée aux hommes ; pas pour les idées à la con des romans que sa créatrice avait tant bouquiné qu’elle-même avait terminé par se lasser et les brûler. Du temps où Ave était gamine, les princesses étaient des connasses qui s’amusaient en tabassant les autres et le visage des princes bourgeonnait autant que les fleurs au printemps.
C’était à se demander où était passé le mot charmant entre sa génération et celle des poètes qui pondaient des contes à dormir debout. Aujourd’hui, elle se promenait avec une arme attachée à la chair quasiment en permanence. Aujourd’hui, les vagues utopies qu’on lui inculquait pour la faire pioncer la nuit ressemblaient à ce qu’elles étaient : des inventions. Elle préférait se contenter du réel. Du tangible. Lui l’était, sous ses prunelles méfiantes et plissées qui cherchaient à le déshabiller corps et âme ; exposer à son seul regard toutes ses faiblesses pour appuyer dessus au moindre signe d’agressivité. Juste comme un animal.

Ses paroles lui évoquaient quelque chose. Elles lui rappelaient un proverbe écouté d’une sourde oreille lors d’un cours auquel elle ne prêtait que peu d’attention. « On peut aisément pardonner à l’enfant qui a peur de l’obscurité. La vraie tragédie, c’est lorsqu’un homme craint la lumière. » Lèvres pincées, la jeune femme se ferma davantage en jouant nerveusement sur son seul vêtement. Disait-il que craindre la lumière était désormais plus légitime que de s’effrayer à la nuit tombée ? Les cauchemars ne la taraudaient plus après neuf heures. Il se trompait. Il avait forcément tort. Chaque muscle de son corps s’amusa à rouler sous sa peau terne – le manque de soleil venait à bout de n’importe quel hale naturel, même celui des mexicains – pour se tendre. Comme si elle s’apprêtait à sauter, encore. À fuir, peut-être ; ses mots avaient un sens si lourd qu’il en était insupportable pour ses frêles épaules. Il sous-entendait qu’il n’y avait plus de sécurité nulle part.
Il avait sûrement raison.
Mais elle ne l’admettrait jamais, évidemment. Non pas parce qu’elle songeait à embrasser la voie des chimères qu’on énonçait d’une voix morne à ceux qu’on envoyait mourir chaque jour pour les autres ; elle n’avait jamais accepté de croire à ces conneries. Elle voulait seulement croire qu’il y avait un autre lieu que le bunker où se réfugier. Elle espérait uniquement que le monde retrouverait un semblant de raison et qu’il lui accorderait la chance de refoutre un pied dehors un jour.

ㄧ Peut-être. Ou alors c’était sa façon de me mettre en garde pour l’avenir. Tout le monde sait que les hommes et les femmes cachent leurs amants dans le placard lorsque le cocu rentre en avance.

Elle était crue, appuyant sa diatribe d’un haussement d’épaules. Elle prononçait chaque syllabe avec détachement, peu concernée par le principe de fidélité ; la seule qu’elle ne dupait jamais était sa propre mère. Elle baisait les autres et s’arrêtait là, repoussant les attentes d’un futur à deux et les élans d’affection. Parce que le résultat était le même pour tous : à chaque attache créée, il y avait le risque de voir son univers s’écrouler lorsqu’une paire de plaques gravées revenait à la maison sans son propriétaire. Quelques-uns de ses amants étaient morts.
Tant pis pour eux. Tant pis pour elle.
Mais celui-là, vautré dans son canapé avec une désinvolture qui frôlait l’arrogance, la gênait. Il respirait le danger. Il était enveloppé par l’odeur du prédateur et du tueur. De celui qui était habitué à sortir – et il devait l’être, parce qu’elle avait eu l’occasion de le voir pénétrer dans la salle où les ordres étaient donnés à plus d’une reprise.
Un autre chien pour Chester. Un autre animal qu’on lançait au trépas mais qui, vraisemblablement, ramenait la baballe puisqu’il se tenait sous ses billes intéressées. Sa tête pencha prudemment sur le côté, laissant sa chevelure sombre caresser les lignes dures de son visage qui abandonnèrent progressivement l’austérité. Elle osa même esquisser l’ombre d’un sourire en le détaillant. Il était son genre.
Plus âgé, manifestement dangereux et complètement hors de portée. Son genre, quoi. Le genre de toutes les filles, en réalité. Et précisément le genre qui, une fois touché, vous envoie tantôt au Paradis pour vous présenter l’Enfer sur un plateau en or plutôt qu’en argent. Avec la langueur qui caractérisait chacun de ses mouvements, Ave renonça à sa position initiale pour s’asseoir en tailleur au milieu du fauteuil qui l’avalait tant il était large comparé à elle.

ㄧ Ave Cunningham, de la treize. Ah, j’vouvoie jamais. Personne, et ce soir encore moins donc si tu pouvais tout de suite abandonner le vous ça m’arrangerait.

Parce que c’était là carrément étrange de vouvoyer de la chair à canon. Parce que c’était encore plus bizarre de montrer un quelconque respect à quelqu’un qu’on ne croiserait peut-être plus le lendemain.

No light, no light in your bright blue eyes

Elle goûtait à la propre saveur de ses lèvres en réponse au mordillement quasiment imperceptible de celles de son interlocuteur. Une réponse aussi machinale qu’inutile, sa gorge s’asséchait à mesure qu’il laissait son regard peser sur sa chair. Là, pour la première fois, sa nudité commença à la déranger. À la troubler. Habituellement indifférente aux paires d’yeux qui s’abandonnaient avec plus ou moins de discrétion sur le cadeau empoisonné que Mère Nature lui avait refilé à la puberté, Ave se découvrait une soudaine pudeur face à ces prunelles impudentes ; d’un côté, elle était responsable de sa propre gêne ; si elle n’avait pas pour coutume de se promener dans les couloirs à moitié nue, le problème ne se poserait pas. De façon plus pressante – quasiment désespérée – la jeune femme récupérait le bas de son haut pour recouvrir quelques centimètres supplémentaires de son derme aux couleurs chaudes. Peine perdue. Wyatt (ouais, elle se souvenait de son nom même s’ils n’avaient passé qu’une nuit ensemble ; l’avantage de l’hypermnésie) était grand mais pas au point de lui offrir un refuge assez large pour disparaître dedans.
Refusant de perdre contenance, l’Outsider considéra le mâle avec autant d’intérêt qu’elle semblait en susciter chez lui. Il était bavard. Horriblement bavard. Lorsqu’elle se déplaçait jusqu’au salon, Ave, c’était précisément pour fuir le capharnaüm et les sons étouffants que produisaient les autres en respirant. Une solitaire. Un loup laissé au milieu d’un troupeau de moutons bruyants avec une laisse autour du cou pour lui apprendre à obéir. À répondre favorablement aux attentes des autres, et à servir le bien d’une communauté dans laquelle elle se plaisait à semer la zizanie. Néanmoins… Ce soir-là, ce n’était pas le silence qu’elle regrettait ; non, c’était l’effet désastreux que les graves de la voix masculine avaient sur son corps qui se couvrait d’une chair de poule malvenue.
Il faisait simplement froid. Voilà tout.
Désireuse de se convaincre elle-même, la brune s’occupait à frictionner doucement ses bras, espérant y ramener une chaleur naturelle et décente. Mais il causait. S’il était aussi bon tireur qu’il était éloquent, il devait avoir un tableau de chasse impressionnant ; mais même de ça, Ave n’en doutait pas. Pire, elle sentait les questions naître en son sein. Elle scella ses lippes écrasées l’une contre l’autre en remarquant qu’il bougeait. Qu’il… Oh. Mon. Dieu. Ses billes s’écarquillèrent à la vue d’un liquide qu’elle savait absolument délicieux – au stade où elle en était, tout alcool réveillait son sang en manque. Sa gueule d’ange mutin s’éclaira instantanément, les pupilles si dilatées que ses yeux devaient en sembler noirs. Elle aimait l’alcool, et l’alcool l’appréciait énormément en retour. Toute retenue laissée derrière, la gamine des Rocheuses s’autorisa à esquisser un immense sourire qui dévoilait ses dents immaculées. D’un mouvement digne d’un gosse surexcité, elle se pencha en avant avec la main tendue vers le trophée qui promettait une nuit beaucoup plus intéressante que celle qu’on lui proposait en temps normal. Un gémissement plaintif s’échappait de ses lèvres, signe de frustration lorsqu’il se contentait d’en avaler une gorgée. L’enfoiré. Il n’allait tout de même pas la garder pour sa seule consommation et la narguer, pas vrai ? Plissant les cils pour tenter la moue boudeuse – les hommes craquaient souvent pour les nanas qui jouaient les morveuses légèrement capricieuses – elle se contenta de trépigner sur place en récupérant l’objet de ses désirs.

Sans hésiter une seconde, et encore moins se soucier d’échanger ses bactéries avec un homme qu’elle venait à peine de rencontrer, Ave amenait le goulot à ses propres lèvres et laissait une longue rasade calciner sa gorge déjà pas mal entamée par les sanglots qui la déchiraient toutes les nuits. Elle aurait aimé en choper une seconde dans l’immédiat, mais elle se résignait à rendre le précieux contenu à son propriétaire. Elle lui manquait déjà, et son regard en disait sûrement long sur ce qu’elle éprouvait à l’égard du breuvage amer.

ㄧ Wayne Holden d’la cinq, je ne sais pas où tu as trouvé cette petite merveille mais si tu me laisses en taper la moitié je te donne ce que tu veux.

Elle ronronnait, se laissant aller contre le dossier de son fauteuil dans un soupir d’aise. L’alcool avait la saveur de ses souvenirs. Piquant. Douloureux. Si elle avait été quelqu’un d’autre, peut-être qu’une larme se serait insinuée le long de sa joue au moment de faire passer la boisson de son œsophage à son estomac. Mais elle était coutumière de ce malaise à vous en retourner les boyaux ; du doux engourdissement de l’esprit lorsqu’il cédait du terrain à des besoins plus naturels, du brasier rassurant que l’eau ambrée rallumait à chaque fois dans son ventre. S’il y avait autre chose que son amour pour la nature qu’Ave avait volé à son géniteur, c’était bel et bien sa tendresse malsaine pour le whisky.
Elle se souvenait de sa première cuite. Il l’avait emmené dans leur refuge – une cabane de chasse où ils passaient l’été à suivre la piste des élans et chercher la trace des loups – avant de déposer une bouteille que la poussière recouvrait de haut en bas sur la table d’où les échardes dépassaient. Il avait dévissé le bouchon avec cet éclat de fierté dans la prunelle, avant de remplir deux verres en cristal qui tranchaient avec la vétusté de la baraque. Il avait gardé sa plus belle trouvaille pour fêter ses quinze ans ; l’âge de raison d’après lui. Elle avait hésité, Ave. Elle avait trempé ses lèvres dedans, avant de se lancer franchement sous l’œil amusé de son géniteur. Elle avait toussé et craché. Elle avait recommencé à boire. Encore et encore, jusqu’à ce ne plus réellement savoir qui elle était – la seule chose dont elle était absolument certaine, à l’époque, c’était d’être en sécurité.

Ramenant ses genoux contre sa poitrine, la jeune femme se rappelait brutalement la réalité. Elle n’avait plus quinze ans, son père était mort et l’Apocalypse l’attendait dehors. D’un mouvement dédaigneux de la main, Ave réclamait sa pitance sans même réaliser que sa position révélait absolument tout du bas de son anatomie – forcément, économie de petites culottes. Elle gardait les rares qu’elle avait pour la journée, histoire d’éviter les frottements désagréables avec ses jeans.

ㄧ Quant à pourquoi j’suis là… Huh. Tu l’as dit toi-même. On est dans un bunker de merde et j’aime les grands espaces. Et y a que deux trucs pour éviter à une claustrophobe de finir en PLS, c’est l’alcool et le sport.

Sa bouche se fendillait d’un sourire canaille.

ㄧ La bouteille, vite. J’sens les convulsions arriver. Ce serait drôlement con que je m’étouffe en avalant ma langue alors que j’ai pas pu foutre le nez dehors depuis… Depuis que la merde a commencé, en fait.

No light, no light in your bright blue eyes

Sortir. Là, sous ses yeux, il y avait un mec dont les chevilles avaient foulé la terre. Un mec qui était rentré, pour y retourner. Un mec dont les prunelles pouvaient suivre les lignes hasardeuses des bâtiments sûrement abîmés par l’abandon. Elle avait des choses à dire, Ave. À commencer par demander où s’il restait quelque chose de familier dans ce monde où ils avaient tous été précipités. S’il y avait encore des fondations qui tenaient debout sans donner l’impression qu’elles allaient succomber sous le poids de la poudreuse qui oserait s’y accumuler. Elle savait, pour la neige. Pour les tempêtes récurrentes, aussi ; uniquement parce qu’elle laissait ses oreilles indiscrètes traîner dans les couloirs et au réfectoire. Seulement en mimant l’intérêt pour des gens dont elle n’avait absolument rien à foutre. La jeune femme avait besoin de toutes ces informations. Elle voulait savoir comment c’était, loin du Bunker. À l’écart des règles qu’elle ne respectait pas, de toute façon. Un couvre-feu ? Ils avaient dépassé les douze ans. Elle s’accordait la permission de minuit, et même celle d’après si tant est que la chose l’épargnait de ses cauchemars coutumiers.

Ses doigts récupèrent la bouteille sans se presser, frôlant ceux de Wayne au passage. Il n’y avait là pas d’arrières pensées ; elle en était seulement à un stade où elle commençait à vérifier que ses interlocuteurs étaient réels et pas uniquement les délires fantasques de son crâne qui douillait sous les effets néfastes de l’enfermement. Plus il durait, et plus le pont entre la raison et la folie vacillait. Dans une semaine, une planche céderait sous son pied. Elle se rattraperait, évidemment. Elle se défoulerait à sa manière, en baisant, en blessant quelqu’un ou en avalant une nouvelle bouteille. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune planche pour la maintenir au-dessus du vide. La course du temps était lancée, Ave en était persuadée. Bientôt, les examens révéleraient qu’elle était une bombe à retardement et que l’envoyer sur le terrain pour autre chose qu’une mission suicide était la plus grosse bêtise à faire. Bientôt, on demanderait à sa mère de doucement lui faire comprendre que rencontrer le psychologue ne pouvait qu’être bénéfique.
Mais elle enculait les psychologues et leur science à deux balles. Elle n’avait pas besoin de raconter à quelqu’un ses problèmes ; surtout pas à une personne qui gratterait une feuille de papier en attendant qu’elle se lève pour éclater. Ses lèvres chopaient à nouveau le liquide qu’elle savoura plus longuement – jusqu’à ce que ses papilles râlent, en réalité. Jusqu’à avoir l’impression de cramer littéralement de l’intérieur.
Et c’était peu de le dire. Il était drôlement mignon avec son sourire, l’autre. Elle était à fleur de peau, Ave. Un peu trop, sûrement. Elle le bouffait de ses billes argentées, cherchant le pli anxieux d’une quelconque peur. Mais ses orbes à lui se perdaient ailleurs. Elle aurait pu croire qu’il s’égarait en lui-même et ses pensées. Elle aurait pu, si seulement il n’avait pas osé laisser louvoyer ses prunelles sur ses cuisses et tout ce qu’elles étaient censées cacher ; camouflage raté, puisqu’elle exposait chaque détail de son gré. Se râclant la gorge pour en chasser le nœud récemment formé, la jeune femme se réinstallait dans une position plus décente. Les jambes repliées sous son corps, les joues empourprées, Ave ramena une seconde fois le whisky à sa bouche en l’écoutant d’une oreille distraite.

ㄧ Oh… Elle joua du bout de la canine avec sa lèvre inférieure. Il est beau et mauvais garçon en plus. Tu les planques où tes défauts ? Et je t’en laisserai. Promis. Une gorgée, au moins.

Sa bouche refusa clairement de répondre à la suite ; ses pupilles se dilatèrent purement et simplement pour la seconde fois en l’espace de quelques minutes. Dans un geste qui se voulait innocent, l’Outsider embrassa la pièce du regard en haussant un sourcil interrogateur ; comme si elle se demandait sincèrement à quel paysage il faisait référence. Elle commençait à jouer avec le feu, mais l’alcool n’accordait aucun répit à son esprit décousu. D’un mouvement souple – lent au possible pour s’assurer de créer la langueur – elle quittait son fauteuil pour se placer face à Wayne qu’elle contourna. Ses pieds n’arrêtèrent leur déplacement à peine audible qu’une fois la jeune femme placée derrière lui, les mains posées sur le dossier entre les épaules de l’homme. Elle avait renoncé à la bouteille, trônant telle une reine à la place qu’elle occupait auparavant ; elle n’en avait plus besoin, désormais.

ㄧ Je reconnais que le salon est joliment décoré. Sans doute plus agréable à regarder que tous ces immeubles laissés à l’abandon, en tout cas.

Elle se penchait en avant, touchant quasiment son oreille du bout des lèvres. Un sourire enjôleur était venu s’y peindre. Ses cheveux sombres caressèrent la nuque du trentenaire, de même que sa voix qui perdait en intensité jusqu’à ne plus être qu’un murmure rauque et suave.

ㄧ J’ai rien contre l’idée de parler déco, mais c’est à mon tour de poser les questions. Toi, qu’est-ce que tu fous là ?

No light, no light in your bright blue eyes

L’alcool est dangereux, ma fille.
Elle commençait à croire sa mère ; elle était même persuadée que chaque mot qui débordait de ses lèvres charnues était parole d’évangile ; mais Ave n’était absolument pas croyante. Elle pratiquait – et c’était une évidence à ce moment précis – mais sûrement pas la prière. Elle laissait la religion à ceux qui avaient besoin de plus qu’un morceau de pain, une bière et un coup d’un soir pour oublier de se foutre une balle dans le crâne. Elle était une éternelle gamine.
De ceux capables de se réjouir de tout, même de la neige qui s’échoue de l’autre côté de la fenêtre ; si seulement il y avait des fenêtres, dans le Bunker… Elle ne demandait ni la Lune ni Mars, juste le droit de fouler une seconde ou deux ce monde qui – même totalement dévasté – était la chose qui lui manquait le plus. Ses cils tombèrent, s’imprégnant de l’odeur masculine qui s’échappait de son camarade le temps d’une insomnie. Lui aussi, tôt ou tard, tomberait. Il devait en être persuadé. Ave se demandait même s’il craignait de voir le bout du tunnel, et si c’était précisément cette peur qui le ramenait en un seul morceau à la « maison ».

Le fil de ses songes s’échappa en une seconde lorsque des doigts se refermèrent sur sa chair. Elle s’attendait à être repoussée, sinon délaissée, mais l’étreinte déchargeait sur sa peau des frissons qui ressemblaient à une myriade d’écailles scintillantes. De la poudre de fée. Juste des rêves et des illusions. Elle en oublia de respirer ; le souffle coupé, Ave reluquait seulement cette main qui encerclait son propre corps avec autorité, comme s’il exigeait d’elle une chose qu’elle ne pouvait pas comprendre. Il ne lui en laissa pas le temps, d’ailleurs – avant d’avoir le temps d’ouvrir la bouche pour lâcher une plainte de stupeur, elle se sentait happée par une force qu’elle avait largement sous-estimée. Vautrée sur son congénère, essayant de retrouver une quelconque contenance malgré ses billes écarquillées et hagardes. Première erreur : Jouer avec un mâle plus expérimenté qu’elle et ayant eu l’occasion de faire mumuse dehors avec les monstres. Deuxième erreur – qu’Ave était précisément en train de faire - : relever les yeux jusqu’à rencontrer les siens. Son sang se glaça dans ses veines pour ensuite devenir brûlant, l’obligeant à cesser toute résistance.
Elle se mordilla la lèvre tout en s’installant à califourchon sur Wayne, enserrant ses cuisses des siennes. Un sourire moqueur frôlait sa gueule d’ange avant de les taillader franchement. Ses prunelles l’observaient à la façon d’un animal. Une bête affamée.

ㄧ Tu penses réellement que si je connaissais un moyen de me barrer on serait encore sur ce canapé à… bavarder ?

Elle étouffait son rire amer en se pinçant durement les lippes, peu désireuse de voir le seul moment de félicité qu’on lui accordait depuis une éternité se stopper avec l'arrivée d'un garde. Elle voulait sortir d'ici. Plus que tout.

ㄧ En revanche, tu sais qu’il y a un autre fond que celui de la bouteille où tu pourrais potentiellement trouver une réponse ?

Ses phalanges faussement nonchalantes commencèrent à se promener sur lui, passant du ventre jusqu’à ses clavicules à mesure que l’Outsider s’y plaquait d’assez près pour que son susurre caresse sa gorge d’un souffle d’air. Elle accorda à ses dents de pincer délicatement le derme de son cou ; elle le savait, elle haletait déjà.

ㄧ Si tant est que ta queue soit assez longue pour l’atteindre, évidemment.

No light, no light in your bright blue eyes

Chacune de ses caresses la réveillait. Il lui faisait l’effet d’une douche gelée puis brûlante ; mettant ses entrailles en vrac pour y créer des nœuds qu’Ave n’était pas persuadée de savoir défaire une fois le jeu terminé. Sa bouche s’oubliait contre son cou, embrassant et mordillant. Elle abandonnait quelques marques sur les clavicules, suçant la chair avec entêtement – étonnamment possessive qu’elle était, la gamine aux cheveux sombres. Son père chérissait le whisky ; Ave aimait le sexe, plus encore que la bouteille. Doucement, son entrejambe frôla le pantalon de son compagnon d’une nuit, frottant avec délicatesse sur une zone qu’elle savait sensible à ses attentions. Elle n’avait plus qu’une seule idée en tête : se débarrasser des couches de vêtements qui les séparaient encore.
L’Outsider n’était ni du genre à faire dans la dentelle, ni une grande amatrice des longs préliminaires à vous en faire mouiller pour redescendre aussitôt. Elle préférait l’acte, le vrai. D’un geste brusque, elle se débarrassait de son gilet qu’elle abandonnait sur le canapé, se reconcentrant sur la main qui chopait son sein sans gêne aucune. Ses lèvres s’étirèrent dans un sourire carnassier ; Ave attendait la suite. Wayne commença à titiller ses nerfs. De façon de plus en plus appuyée, refusant de lui offrir ce dont elle considérait avoir le droit. Un grognement bas s’échappa de sa gorge alors que ses prunelles s’embrasaient d’impatience et de désapprobation.
Il la torturait, et il devait le savoir, ce con. Il devait forcément sentir le liquide chaud qui s’épanouissait entre ses jambes. Son air pincé laissa place à la consternation lorsque des pas résonnèrent dans le couloir ; un garde, au minimum. Son cœur s’arracha à sa poitrine – s’ils étaient trouvés là, les problèmes qui en découleraient ne seraient pas négligeables. On ne désobéissait pas aux règles, pas alors qu’elles étaient censées nous protéger. Elle salua la rapidité avec laquelle Wayne les éloignait du danger, et ce même s’il la serrait contre lui avec assez de force pour lui briser les os. Ou pour l’aider à prendre conscience qu’elle n’était pas la seule émoustillée par les débuts prometteurs. Il se déplaçait avec l’aisance d’un fauve. Avec l’allure d’un lion, mais pas ceux reposé sous un arbre ; ceux qui s’apprêtaient à mener bataille contre un ennemi aussi imposant qu’eux. Son dos rencontra le mur gelé, déclenchant une nouvelle vague de frissons insidieux le long de sa colonne vertébrale alors que la jeune femme entamait un lent mouvement du bassin, ondulant contre le corps de l’homme. Ses lèvres au souffle saccadé abandonnèrent le cou pour capturer leurs jumelles – sans doute pour que ses soupirs n’atteignent aucune autre oreille que celle de son partenaire. Ses mains se soudèrent sur sa nuque, les ongles recroquevillés pour tracer des sillons rougeâtres sur les omoplates alors que ses cuisses enserraient sévèrement sa taille. Elle le voulait. Elle le voulait vraiment.