Nouvel arrivant, tu n’en étais encore qu’au stade de repérer les lieux, et d’ailleurs le bunker était si vaste que tu avais commencé à griffonner des plans dans un carnet pour mieux assimiler les différentes strates. Certains accès vous étiez d’ailleurs bloqués, attisant quelque peu ta curiosité. C’était un certain Chester le maître des lieux, à qui l’on devait la bonne marche hiérarchique de toute cette infrastructure, ce qui te faisait grincer des dents, l’idée qu’un seul homme soit à la tête de temps de pouvoir et de responsabilités ne te semblait pas très raisonnable. Mais il fallait bien un berger pour guider les brebis égarés, et le nombre faisant la force… Cela s’avérait nécessaire pour votre survie à tous.

C’était l’heure du déjeuner alors tu te rendis au réfectoire dès 11h50 pour éviter la foule, mais de toute évidence, tu n’avais pas été le seul à penser ainsi et bientôt, vous étiez serrés comme du bovin vous rendant à l’abattoir. Ta gamelle fraichement rempli tu vas pour te diriger à une place de libre et…

…VLAM ! L’assiette chut sur le sol et ta purée se fit la malle tête la première sur le béton poussiéreux. Tu relevas avec lenteur ta tête une moue neutre flanqué sur ton visage, et regardas de tes yeux vitreux l’énergumène qui t’avais cogné l’épaule te faisant lâcher prise. Un beau molosse barbu releva le groin vers toi et te regarda à son tour, il y eut comme un blanc avant que tu ne daignes articuler :

- C’était mon repas. Non pas que j’aime particulièrement la cantine du coin, mais si j’ai pas mes apports en lipides et sucres complexes, je ne pourrai pas faire mes exercices demain matin et ça ne fera que profiter à ces connards dehors.

Tu fais tourner sur ta langue le bâtonnet coincé entre tes lèvres.
Ce type a tout de ce que tu n’es pas. Morphologie endomorphe, typiquement le genre de type mastodonte malgré lui quand toi, il te fallait batailler sans relâche pour garder une bonne poigne, poilu face à l’imberbe, où tout du moins, tu ne passais pas une matinée sans te raser de près, sourire facile et bagou immédiat, quand un sourire décoché pondait sur ton visage tous les trimestres, c’était certain qu’il devait l’ouvrir fort et se marrer à la moindre blague graveleuse, là où tu ne répondais juste pas. Il avait le profil de l’extraverti malgré lui, bien trop loquace pour que tes oreilles ne le supportent. Mais après tout, peut être que non. Ce n’était qu’une première impression.

Les gens derrière vous s’empilaient à vue d’œil, tu n’avais plus l’habitude d’un tel regroupement d’êtres humains dans un endroit aussi confiné, pour ton plus grand déplaisir d’ailleurs, pour autant, tu n’avais pas l’intention de te presser, t’abaissant à hauteur du sol, tu t’apprêtas à ramasser ta pitance et te surpris à demander :

- Quelle section ?

Il n’avait de toute évidence pas le profil du type qui récurait les chiottes, mais après tout, cela dépendait aussi de sa fonction d’avant, du temps où l’espèce humaine s’autoproclamée « civilisée ».

La routine pesait sur les épaules de Greg. Son ancien emploi lui offrait la satisfaction d’éviter la redondance à chaque journée. Là, il se sentait comme un lion en cage qui ne demandait qu’à être relâché dans la nature. Il rêvait de reprendre son vélo pour pédaler dans les rues new-yorkaises et zigzaguer entre les voitures. Pouvoir faire des milles et des milles le long de la côte est et se rendre jusqu’à Miami afin de profiter de la chaleur, des plages et de l’hospitalité de sa belle-famille. Ici, tout était calculé à la moindre seconde, au moindre millilitre d’eau et au moindre milligramme, et ça le rendait dingue. Trop d’ordre tue l’ordre.

En route vers le réfectoire, l’ancien facteur rencontra de ses « amis » avec qui il entra en grande discussion. Peut-être même le plus importante de la semaine : qui était le meilleur joueur de baseball de tous les temps. Pour Greg, il s’agissait de nul autre que Babe Ruth. Joueur accompli, il excellait tant au bâton que sur le monticule. Il fut vainqueur d’un total de sept séries mondiales (trois avec les Red Sox et quatre avec la meilleure équipe, soit les Yankees), ce qui lui permit d’être intronisé au temple de la renommée dès son ouverture en 1936. Encore aujourd’hui, il détient près de cinquante records. On ne pouvait certainement pas en dire autant de Willie Mays ou Walter Johnson.

Le petit groupe arriva au réfectoire toujours animé par un débat enlevant. Devant l’aberration causa dire Murphy, l’éclaireur se retourna, ce qui l’empêcha de voir l’homme en face de lui. Il ne put éviter la collision et le fracas de l’assiette le fit enfin taire. Immédiatement, son regard se posa au sol, pour le relever et croiser le regard vitreux.

« J’suis franchement désolé ! » s’exclama Greg. « Les mecs, continuez sans moi, j’vous rejoins plus tard. Et Murphy, va pas répéter aux gamins qu’Ichiro est le meilleur joueur de la dernière décennie, c’est clairement Rodriguez. »

Murphy et lui rigolèrent un bon coup et le fan des Yankees s’intéressa à nouveau à son problème. Il s’abaissa pour récupérer son assiette et ramasser au mieux la nourriture au sol.

« J’suis éclaireur. Toi ? »

Une fois qu’il resta qu’une petite quantité d’aliment sur le plancher, Greg se redressa, gardant le plat entre ses doigts musclés.

« J’t’offre mon assiette. J’vais manger celle-là. Faut juste que tu m’suives. »

Outisder, cela n'avait rien de surprenant. Ç’aurait été du gâchis de ne pas profiter d'un tel morceau en le gardant à l'intérieur. Mais éclaireur, davantage, tu l'aurais plus imaginé en section d'assaut, il devait bien connaître Brooklyn pour hériter de ce poste. En prime de sa bonne gueule, il était sympathique et généreux, mais hélas ce genre de qualité te glissait dessus, tu acceptas donc son assiette sans manifester la moindre gratitude en retour, comme si cela semblait chose naturelle.

- Éclaireur aussi. On m'a dit qu'on me mettrait sur le terrain très vite vu que j'étais flic. Et ils ont plutôt intérêt, ça fait pas deux semaines que je suis ici et je supporte déjà plus ces gens...

Tu avances le menton pour désigner la foule.
- Regarde moi ça... Les dirigeants du bunker ont contraint tous ces éléments isolés à une même coutume, ne leur laissant aucune autre alternative et voilà que cette coutume leur devient nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique, le bien-être de la vie ne semble ne provenir que d'elle. A force, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille de même, pas que soi. Même là où la coutume est pénible, dure, lourde, elle est conservée en vue de son utilité supérieure apparente... Et ils en oublient que le même degré de bien-être peut exister avec d'autres coutumes, et que l'on peut atteindre des degrés plus élevés. Mais ce dont on se rend bien compte, c'est que toutes les coutumes, même les plus dures, deviennent avec le temps plus agréables et plus douces, et que le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et à terme, en plaisir.

Tu l'avais suivi jusqu'à sa table, et posant enfin ton assiette, tu lui tendis une main pour la lui serrer et lâcher du même temps :
- Rust au fait. Et toi ?

Greg se présenta et après avoir acquiescé du menton, tu poursuivis :
- Il semblerait que l'avenir de l'humanité tienne en une poignée de moutons contraint par des règles qu'ils n'ont pas choisi, vivant et agissant comme un individu collectif. A se demander ce que je fous là...

Sur ces mots, tu pris une bouchée et l'enfourna dans ta gueule faisant taire une bonne fois pour toute, ton infâme litanie.