Sacrée journée que celle-ci... On déplorait encore la perte de deux membres de la communauté, et j'avais assisté à la mort de l'un d'eux quelques heures plus tôt. Le moral était bas, je commençais même à ne presque plus rien ressentir quand je voyais un patient arriver dans un état grippal déplorable tant c'était devenu une habitude. A vrai dire, la crise était telle qu'on en venait même à tous penser la même chose : moins nous étions, et plus notre survie était assurée... C'était une réflexion égoïste et primaire, le genre de façon de réfléchir lorsque tout était perdu. Bientôt, certains outrepasseraient les lois du bunker et n'hésiteraient pas à tuer ou piller son voisin dans l'espoir stupide de rester en vie plus longtemps. Oh oui, la tension était à son maximum, et cela se ressentait dans l'absence de plus en plus flagrante des salles communes. Des anciens amis étaient devenus ennemis, gagnés par la paranoïa et la crainte d'être trahi. La délation et la méfiance régnaient en maîtres absolus dans les couloirs mais je parvenais à m'en défaire aux travers de mes courses solitaires et par mon travail qui m'accordait une certaine reconnaissance. Néanmoins, je fuyais le monde, préférant ne pas attirer l'attention au risque de me retrouver dans des situations fâcheuses.

J'avais terminé le travail il y avait plusieurs heures mais le sommeil n'avait pas réussi à me gagner. Délaissant la chambre que j'occupais, l'absence de mes colocataires rendit la pièce aussi accueillante qu'une geôle de prison et je préférai m'en aller, optant pour un moment de détente dans le sas en compagnie de ma meilleure amie Nicotine. Elle se faisait de plus en plus rare et je devais rendre notre rencontres plus espacées afin de conserver tout le plaisir de la voir, mais j'avais atteint un état d'anxiété critique et il était temps de passer lui rendre visite.
Grimpant jusqu'au premier étage, je traversai les couloirs déserts et pénétrai dans la pièce réservée aux fumeurs, constatant la présence de deux hommes qui parlaient dans un coin. Les saluant d'un bref hochement de tête, je sortis mon paquet de cigarettes et en glissai une entre mes lèvres avant de l'allumer d'un coup de briquet. La première bouffée de ce poison me monta à la tête avec allégresse et je fermai les yeux pour en apprécier au maximum la saveur. Plus détendue, je me perdis dans mes pensées et n'entendis pas immédiatement les mes deux voisins improvisés s'approcher de moi. Quand je rouvris les paupières, je les vis à moins d'un mètre de ma personne, leur regard sombre ne me mettant guère en confiance. Et voilà... A force d'esquiver les ennuis, je rattrapais d'un seul coup mon quota de malchance. Haussant un sourcil étonné, j'affichai un sourire surpris, tâchant de me montrer confiante bien que l'appréhension me gagnait peu à peu.

Un problème, messieurs ?

T'as de la chance d'avoir un paquet plein, toi.

Sa réponse avait été aussi sèche qu'une vierge de quarante balais séquestrée dans un couvent. Je n'étais pas assez stupide ni assez naïve pour me dire que je pouvais m'en sortir sans séquelle et j'optai pour une approche diplomate, tâchant de faire en sorte que tout le monde y gagne son compte.

Oui, c'est vrai. Dis-je alors. Je peux peut-être vous en dépanner une à chacun ? Après tout, on s'entraide, nous sommes une communauté, hm ?

Le sourire narquois qu'afficha celui qui n'avait pas encore parlé répondit à ma question. Ce n'était pas une ou deux cigarettes qui allaient me tirer d'affaire... Ils étaient à cran, leurs pulsions violentes transpiraient de leur corps et je pouvais presque sentir l'odeur de la violence. Non seulement ils comptaient me voler, mais ils allaient sans doute me passer à tabac – admirez le jeu de mots – voire me faire pire. Ce n'était que des hommes perdus dont leur seul exutoire était de libérer leurs nerfs dans la brutalité. Et moi, j'étais quoi ? Une pauvre femme qui avait eu l'idée totalement conne de s'isoler dans une salle en pleine nuit, à un endroit où pratiquement personne ne venait. Ca t'apprendra pour la prochaine fois, maintenant ma grande... démerde toi.

Bon, on ne va pas perdre de temps, lâcha celui qui se tenait face à moi en posant sa main sur mon épaule. Tu vas nous...

Initiative, rapidité et efficacité. Voilà les principes de base que m'avait plus ou moins inculqué Wayne Holden lors de nos entraînements. La pointe de mon pied assena un atemi violent dans son tibia et je profitai du fait que ses muscles se relâchaient pour enrouler mes doigts autour de son poignet avant de pivoter sur mes hanches. Mon mouvement entraînant son corps contre le métal derrière moi, sa tête heurta violemment le mur et je m'apprêtai à achever ce petit enchaînement d'un coup de coude dans la trachée. Seulement voyez vous, il n'y a que dans les films où tout se passe bien, le genre de blockbuster américain où Angelina Joly défonce une dizaine de militaires avec un doigt, ou bien quand Trinity n'a besoin que d'une moto et d'une combinaison en latex pour faire péter un générateur. Moi, tout ce que j'avais, c'était de brèves connaissances me permettant de m'en sortir contre un pilier de taverne pas très intelligent... Mais face à deux, oubliez alors tout ce que vous avez vu au cinéma et laissez moi vous montrer la réalité de notre monde pourri.
Le poing du deuxième homme me cueilli à la tempe et derrière la douleur, fulgurante, un voile de lumière rouge recouvrit mes yeux. Titubant sous le choc, je réussi à garder mon équilibre en m’agrippant à la lampe accrochée au mur. Le sang battant à mes oreilles, mon ouïe était brouillée et la panique commençait à me gagner. Je sentis à peine le coup de genou qui s'écrasa alors contre ma cuisse, me faisant lourdement chuter à genoux. Je portai une main à ma poche, cherchant vainement quelque chose qui pourrait m'aider, mais seul le contact pas très solide de mon paquet de cigarettes se manifesta.

Et merde...

La porte du sas s'ouvrit à ce moment-là et je sentis plus que je ne vis mes deux agresseurs se figer de surprise. Profitant de ce moment de répit, je me laissai tomber au sol avant de rouler mollement vers le mur pour m'y adosser. Ma vue revenait peu à peu et je vis une silhouette indubitablement masculine se dessina de l'autre côté de la pièce. Ah, un de plus... C'était décidément mon jour de chance, aujourd'hui... Pourquoi mon karma était-il aussi merdique ? Moi qui pensais avoir accumulé des bons points en faisant des putins de guirlandes à Noël, pour les gamins...

Finalement, la fin de mon calvaire sembla arriver avec cet individu dont je ne voyais pas encore clairement le visage. Je l'entendis s'adresser à mes agresseurs,leur reprochant apparemment de s'en prendre à une femme et je sentis une pointe d'espoir germer en moi. Finalement, ça ressemblait pas mal au synopsis d'un film américain, le coup de la gonzesse qui se fait taper et qui vient se faire sauver par un preux chevalier. Ou un mec badass avec des lunettes noires, tout dépend du contexte de l'histoire. Pour le coup, ce n'était pas un type en armure dorée ou une réincarnation de Daniel Craig, mais en dehors du manque de ressemblance, je compris ce qu'éprouvaient les personnages en détresse quand ils voyaient leur sauveur arriver. Un mélange de soulagement, de crainte aussi, mais d'une certaine joie non négligeable. J'avais encore la cuisse lancinante et je sentais le côté de mon crâne palpiter sous la douleur, je n'avais pas retrouvé entièrement mon équilibre. Sans honte, je pouvais aussi ajouter que la terreur qui me gagna quelques minutes plus tôt n'avait pas totalement déserté mon corps et j'avais encore un peu de mal à réagir. Depuis que j'étais arrivée dans ce bunker, j'avais entendu et vu les conséquences de pas mal de barbarie, mais j'avais toujours eu la chance de ne pas y être mêlée. Évidemment, dans ma jeunesse j'avais déjà eu des ennuis de ce type, mais je m'en étais sortie et j'avais réussi jusqu'à présent à ne pas me retrouver coincée dans une situation trop dangereuse. Pour le coup, j'avais réellement eu l'impression que j'allais y passer, ou que ma vertu y passerait je ne sais pas... Donc le dénouement qui s'écrivait devant mes yeux était comme la sauce soja sur un sushi : un élément essentiel pour pour raviver mes papilles. Enfin, ma survie, en l’occurrence.

Bastard !

L'insulte des deux hommes qui venaient de se prendre une tannée ne troubla mon Rambo temporaire puisqu'il ne sembla même pas l'entendre. Le voyant s'approcher de moi, j'eus un léger mouvement de recul, plus par réflexe de défense que par réelle méfiance. Bien sur, je pouvais tomber sur un psychopathe qui s'était débarrassé de rivaux afin de profiter du bénéfice, mais là, on n'était pas non plus dans un film d'horreur, donc je pouvais me détendre un peu... Me tendant une main pour m'aider à me relever, je mis ma fierté et mon féminisme de côté avant de l'attraper et de me hisser sur pied. Tâtonnant légèrement l'hématome qui commençait à pointer sur ma tempe, je poussai un fin soupir de soulagement en ne sentant aucune entaille. Certes, en tant que professionnel médical, je me devais de faire attention à vérifier que je n'avais pas un traumatisme crânien, mais même si le choc fut violent, je doutai qu'il le fut assez pour me causer autre chose qu'un sacré mal de tête. Ramassant la cigarette que j'avais fait tomber dans l'action, je récupérai enfin l'entière possession de mes esprits et je pus observer mon nouvel interlocuteur. Plutôt grand, sans rentrer dans les extrêmes, il était taillé comme un militaire mais sa façon de se mouvoir, assez fluide, contrastait avec la masse de puissance qu'il dégageait. Peu physionomiste, je ne savais pas si je le connaissais ou non mais les traits de son visage me remémoraient vaguement une impression de déjà-vu. Assimilant rapidement cela au travail, je compris qu'il s'agissait sans doute d'un de mes confrères professionnel bien que je ne pus dire dans quelle section il était. Sortant de mes pensées au moment où il tendit la main vers moi pour me demander du feu, je marquai un court instant de surprise avant de fouiller dans ma poche et de sortir mon briquet.

Du feu, des cigarettes, tu peux me demander ce que tu veux, c'est bien la moindre des choses que je peux faire. Répondis-je en lui tendant l'objet de sa demande.

Attendant qu'il allume sa cigarette, je récupérai son bien pour enflammer la mienne à mon tour. Avec ces conneries, j'avais du perdre au moins trois à quatre lattes, ce qui était désastreux en temps de crise. Laissant la fumée envahir le sas, un silence s'installa, à peine troublé par les bips qui s'échappaient du panneau électrique accroché dans un coin de la pièce. Je n'avais jamais été très douée pour entretenir une conversation et je sentais que ça ne devait pas être tellement son fort puisqu'il ne disait rien non plus. Peut-être ne voulait-il tout simplement pas être dérangé, ce qui ne serait pas étonnant vu l'ambiance oppressante qui régnait dans le bunker. Néanmoins, si je n'étais pas la personne la plus sociable, je n'étais jamais à l'aise quand des blancs s'installaient trop longuement entre deux personnes, et je cherchai rapidement quelque chose à dire, de suffisamment sensé pour ne pas tomber dans le superficiel. Puis l'évidence me vint d'un coup et je retins un rire en me rendant compte que je n'étais décidément pas dans mes bottes.

Ah et... Merci, tu m'as évité...

Évité quoi ? Une raclée ? Un racket ? Pire ? Tout à la fois, qui sait, Mais je me voyais mal lui étaler la liste de ses prouesses, ça risquait soit de le gêner, ou pire : de trop le flatter... Et quand on est une femme, on sait à quel point cela pouvait être efficace comme désastreux de trop caresser l’ego d'un homme.

… un gros ennui. Achevais-je, plus ou moins adroitement.

L'idée qu'il puisse avoir des poblèmes à cause de moi me traversa l'esprit et je frémis légèrement aux conséquences éventuelles. Le bunker était en crise, le moindre faux pas, et les sanctions étaient terribles. Certains avaient commis de lourdes fautes et on ne les avait jamais revu, il n'était pas difficile de comprendre qu'ils s'étaient fait expulser.. Et cela revenait à une condamnation à mort. Si les échos d'une bagarre venaient aux oreilles des supérieurs, peut-être y verraient-ils un moyen de se débarrasser de plusieurs bouches à nourrir d'un seul coup. D'un autre côté, si les deux crétins qui m'étaient tombés dessus réfléchissaient un minimum, ils ne se risqueraient pas à se dénoncer... Il n'y avait plus qu'à espérer qu'ils ne soient pas trop cons. En revanche, si mon nouvel interlocuteur l'ignorait, il était normal de ma part de le prévenir.

Non pas que je regrette ton intervention, au contraire, repris-je avec un sourire, mais j'espère que ça n'aura aucune répercussion, ils sont un peu à cran en haut, en ce moment..

Grimaçant légèrement en entendant la possibilité d'avoir pu être tabassée puis doublement dépouillée, je le laissai poursuivre sa phrase. Oui, c'est vrai... L'apocalypse n'était pas une raison pour que l'espèce humaine régresse autant, mais c'était aussi le propre de l'Homme de savoir faire remonter ses instincts primaires en temps de crise. Au final, nous n'étions pas si évolués que cela, et c'était par peur de ressembler à ces sauvages que je me forçais à conserver des rituels précis pour garder un esprit sain dans un corps sain. Courir, m'entraîner, prendre des moments d'isolement et ponctionner sur mon temps quelques moments de sociabilité... Sauf que voilà, en cette période de crise, il était compliqué de trouver des interlocuteurs sains d'esprit qui étaient capable de tenir une conversation sans dévier dans des extrêmes. J'avais essayé, pourtant... Mais même ceux qui autrefois étaient de bons compagnons, la plupart était devenue aigrie, ou bien désespérément dangereux. Les agressions se multipliaient, les vols, les délations... Et même les troupes sentinelles qui patrouillaient encore dans les couloirs peinaient à refréner ces accès de violence. Il était d'ailleurs courant qu'elles profitent de leur statut pour obtenir des avantages... Et faire confiance en la justice était désormais chose impossible.

Mourir pour ses convictions... Répétais-je dans un murmure. Je ne sais même plus si j'en ai encore. Il est difficile de penser à autre chose que sa survie, maintenant.

Il était vrai que j'avais abandonné beaucoup de principe. Fut un temps je me forçais à aller vers les autres, laissant mon côté généreux et serviable aux bons soins de mes proches ou des moins proches. J'avais passé une bonne partie de ma vie à œuvrer pour le bien d'un jeune public, délaissant les professions ennuyeuses et lucratives pour me consacrer à la joie et l'amusement. Maintenant, bien que je parvenais à rester à peu près équilibrée, je sentais à mon tour peser le poids de la mortelle monotonie du chaos. Je n'étais plus étonnée de rien, et si l'agression que je subis quelques minutes plus tôt était encore présente dans mon esprit, je la voyais déjà se transformer en un souvenir ennuyeux. J'étais mécanique, robotisée pour continuer à faire ce pour quoi j'étais là, je passais mon temps à calculer le moindre de mes faits et gestes pour continuer de vivre. Mais la question était de savoir pourquoi je m'acharnais ainsi ? De toute évidence, l'homme qui me faisait face se battait pour ce qu'il nommait être ses convictions. Mais moi, pour quoi donc je luttais ? Vivre, c'était un bien grand mot.
Retenant un soupir, je levai à nouveau mon regard sur lui tandis qu'il me demanda si je bossais à l'infirmerie. Confirmant mes soupçons sur l'endroit où j'aurais pu le rencontrer, je fis un bref hochement de tête affirmatif pour confirmer ses dires.

Oui, j'y suis depuis le début de l'épidémie. On s'est déjà croisés, non ?

Si son visage me rappelait vaguement quelque chose, je n'étais pas certaine de l'avoir vu dès le début. Le souvenir était flou mais semblait récent, peut-être était-il arrivé après ? J'avais effectué la plupart des tests sur les survivants de Coronis, mais certains étaient passés entre les mains de d'autres collègues. S'il était bien de là bas, il devait faire partie de ceux-là...Et il avait sûrement du voir toutes les horreurs que l'on m'avait raconté. Je n'étais pas spécialement de nature curieuse et je n'aimais pas me montrer intrusive ; en revanche, ce que j'avais entendu dire de l'expédition de l'escouade India avait suffi à me faire frémir d'horreur. Je commençais presque à me demander si j'avais réellement envie de monter à la surface... Mais dès que je voyais l'ambiance mortuaire qui régnait dans le bunker, j'en étais à préférer me frotter à des mutations monstrueuses plutôt que de continuer à vivre ainsi.
La conversation se fluidifiant petit à petit, je me détendis légèrement et tout en continuant à fumer tranquillement, je repris la parole.

Je ne me suis pas présentée...

Bon, certes, il s'en fiche peut-être et si ça se trouve l'un de nous finira par crever dans d'atroces souffrances d'ici quelques jours... Mais autant profiter d'un rare moment de conversation avec une personne saine d'esprit.

… Je m'appelle Triss. Et toi, sans indiscrétion ? J'ai vu défiler à peu près toutes les personnes de ce bunker dans mon espace de soin, mais je ne crois pas t'avoir vu allongé sur le lit d'opération...

Ce qui était d'ailleurs une bonne chose, maintenant que j'y pense. En général, quand je voyais quelqu'un au travail autre que mes collègues, ce n'était pas une bonne nouvelle... Peut-être aurais-je du postuler en tant que cuisinière ; travailler au milieu des odeurs de café et de pains chauds doit être beaucoup plus agréable qu'être entourée de microbes et de plaies purulentes...

Très attentive à ce qu'il disait, je restai fixée sur ses lèvres desquelles se déversait un flot de paroles. Pour une fois, je n'assistais pas à l'une des nombreuses scènes de drama' dont j'avais pu être témoin en salle de soin, et il était bon d'écouter des paroles qui, à défaut d'être totalement sages, avaient le mérite d'être justes. Étant donné que je ne faisais pas partie des nombreux patients de mes confrères psychologues, d'autant plus qu'ils n'étaient pas forcément plus équilibrés que les autres, les moments où je pouvais parler sans crainte d'être forcément jugée ou critiquée étaient rares. Pour le coup, peut-être se faisait-il une image totalement fausse de ma personne, et en vue des maigres éléments qu'il connaissait de moi, je ne pouvais lui reprocher. Mais il ne semblait pas vouloir entrer dans les hostilités et la condescendance, je me sentais donc plus sereine. Ne me prenez pas pour une feminazie acharnée, mais j'avais été trop souvent témoin des démonstrations de virilité exagérée de la part des hommes, et beaucoup d'entre eux avaient essayé de se placer au-dessus de ma personne, que ça soit verbalement ou autre... Je n'étais pas quelqu'un d'agressif, et je préférais en général me taire et écouter plutôt que d'ouvrir un affrontement direct. Malheureusement, j'avais du régulièrement fermer le clapet de bourrins manquant de finesse et se prenant pour des dieux. Peut-être était-ce prétentieux de penser ainsi... Mais il fallait savoir se tailler sa place, dans la société. Et je prônais la finesse à la brutalité... Pour le moment.

Lorsqu'il m'apprit qu'il était de l'équipe médical, mes souvenirs se firent plus clairs et je me rappelai effectivement l'avoir déjà croisé quand on alternait les gardes. N'étant pas sur le même quart temps de travail que lui, nous n'avions jamais eu l'occasion d’œuvrer ensemble, mais s'il avait intégré aussi facilement le corps de soins, c'est qu'il devait être compétent... Non comme moi à mes débuts où mon maigre diplôme d'assistante sanitaire m'avait envoyé ici comme un gladiateur non armé dans une fosse aux lions.
Me donnant son nom, je me le répétai plusieurs fois en tête pour tâcher de m'en souvenir. Lynch... J'oublierai sans doute le reste, mais son prénom devrait être plus simple à mémoriser.
Confirmant mes doutes quant à sa présence à Coronis, mon sourire se figea nerveusement sur mon visage et je tâchai de rester impassible. Un sentiment de tristesse m'envahit et je n'osai imaginer les moments de désarroi qu'il avait pu vivre là bas. Enfermé, isolé... Voir ses proches mourir un par un, les entendre agoniser dans une douleur sans nom... Et lui, petite âme, seule dans le noir, sans doute recroquevillée en priant pour que rien ni personne ne l'entende. Le moindre souffle, le moindre bruit, et c'était l'enfer qui s'abattait sur lui... Une vague de tendresse m'envahit et je vis soudainement cette montagne de muscles devenir un enfant traumatisé par la violence d'un monde injuste...

Ces images vanillées et dramatiques s'effaçant soudainement de ma tête, je repris contenance et continuai de fumer en silence dans un calme qui n'avait plus rien de gênant. Je n'étais pas assez maladroite pour oser lui demander ce qu'il s'était passé entre les murs de Coronis. Il semblait avoir la tête sur les épaules, et sa façon de parler démontrait là un esprit solide. Cela était plutôt remarquable de sa part, et tout à son honneur. Moi, je n'avais eu que les échos de ce qu'il se passait à l'extérieur, lui il était un miraculé, il avait et entendu la réalité. Sans doute était-il plus fort que je ne l'étais, ou peut-être me trompais-je.

Lynch Crow... Repris-je après une minute de silence. Crâne ? Pourquoi donc ce surnom ? Si ça ne te dérange pas, je préfère t'appeler par ton prénom, sauf si tu préfères le contraire.

Je trouvais plutôt gênant de lui donner directement un surnom, d'autant plus s'il avait une signification affectueuse. Non pas qu'il me débectait, mais je me voyais mal lui dire « appelle moi Trissou, c'est comme ça que ne nommaient mes amis », et il risquait lui aussi d'être un peu dérangé par cette idée. Lynch conviendrait très bien à la situation...
Terminant ma cigarette d'une dernière bouffée, je m'avançai alors légèrement avant d'écraser mon mégot dans le cendrier qui se trouvait derrière lui. Reprenant alors ma position initiale, je tentai d'embringuer vers un sujet plus joyeux que ce sur quoi il avait terminé.

Et sinon... Tweny-one te plaît ? Ça doit te changer de l'ambiance militaire, c'est beaucoup plus familial ici...

Me rendant compte au moment où je parlais du décalage de mes paroles, et de leur contenu, je ne pus m'empêcher de laisser échapper un rire. Oui, c'était stupide... Tenter de se rassurer en essayant de voir les bons côtés qui se trouvaient en ces lieux était totalement inutile. C'était pourri jusqu'à la moelle, et je reconnaissais là les traces de mon positivisme qui pointait à la surface, comme un cheveux sur la soupe.

Désolée... Repris-je avant qu'il ne réponde. On se rassure comme on peut, ici.